La centralisation du CSE au péril du dialogue social

La centralisation du CSE au péril du dialogue social

Dans cette chronique, Hervé Jégouzo et Fabrice Signoretto, experts des relations sociales au travail au sein du cabinet Dialogue social Conseil SAS, pointent le risque d’une recentralisation du dialogue social avec la mise en place du nouveau comité social et économique au sein des entreprises et invitent les entrerises à ne pas négliger le CSE d’établissement.


Chronique initialement publiée dans Actuel-RH (https://www.actuel-rh.fr/content/la-centralisation-du-cse-au-peril-du-dialogue-social)
Hervé Jégouzo et Fabrice Signoretto

Un nombre croissant d’accords de mise en place des CSE révèle une recentralisation du dialogue social en entreprise alors que la demande sociétale fait apparaître une exigence de proximité des prises de décision. Les entreprises peuvent-elles ainsi se tenir à l’écart  des évolutions de nos sociétés au risque de vider les institutions et le dialogue social de sa vigueur faute d’enracinement dans la réalité ?

Une centralisation déjà amorcée avant le CSE

Une centralisation des comités d’entreprise, s’inscrivant dans un mouvement plus large de recentralisation de la décision économique au sein des entreprises était à l’oeuvre dans les entreprises à établissements distincts, depuis une dizaine d’années. Face à des restructurations décidées centralement et devenues un mode récurrent de gestion, la représentation du personnel, notamment les comités d’entreprise, se devait de suivre ce mouvement pour se situer au niveau le plus pertinent pour eux, c’est à dire là où sont censés se trouver leurs vrais interlocuteurs.

Ce mouvement de structuration symétrique à celui des instances de la direction des entreprises à établissements distincts, s’est traduit par une réduction, voire même une disparition dans certaines entreprises  des comités d’établissement et, corrélativement, par une remise en cause de l’articulation des pouvoirs de consultation entre les comités d’établissement et le comité central d’entreprise au profit de ce dernier. Les comités décentralisés se sont vus déposséder de leurs pouvoirs de consultation sur la situation économique et financière de leur établissement et, par là-même, contraints de se repositionner sur la gestion des activités sociales et culturelles.

Toutefois, la centralisation du dialogue sur la situation économique n’épuisant pas l’ensemble des champs du dialogue social, notamment celui des conditions de travail, le besoin local de représentation du personnel demeurait. Les CHSCT se trouvaient ainsi tout désignés pour assumer ce besoin. La tendance à la centralisation des CE était donc contrebalancée par une montée en puissance des CHSCT.

La disparition programmée par les ordonnances Macron/Pénicaud des deux instances de représentation de proximité qu’étaient les DP et les CHSCT, risque, si l’on n’y prend garde, d’aggraver ce mouvement de centralisation de la représentation du personnel (1).

Le risque d’une hyper centralisation de la représentation du personnel

Les différentes missions qui étaient, jusqu’ici confiées aux CE, DP et CHSCT sont pérennisées et transmises au nouveau comité social et économique (CSE). Les membres du CSE pourront donc porter à l’attention de leur employeur les réclamations individuelles et collectives des salariés comme le faisaient auparavant les DP ; ils devront être consultés d’une part, sur les orientations et les résultats économiques de l’entreprise et d’autre part, sur la prévention et les conditions de travail comme l’étaient respectivement le comité d’entreprise et le CHSCT.

Cependant, avec la disparition des CHSCT et des DP – mais pas de leurs attributions –, les élus pourraient perdre cette proximité physique qui leur permettait de traiter concrètement des conditions de travail des salariés et de donner aux directions locales une véritable visibilité de l’impact sur les conditions de travail de l’activité économique. Il y a désormais un vrai risque que la dimension économique des projets de l’employeur ne prenne le pas sur les incidences de ces mêmes projets en matière de santé et de sécurité, l’éloignement physique se doublant donc d’un éloignement « thématique ».

Cette nouvelle donne légale était déjà à l’œuvre (à quelques différences près) dans les entreprises de moins de 300 salariés ayant mis en œuvre une « DUP Rebsamen » qui, elle aussi, fusionnait DP, CHSCT et CE.  Dans ces entreprises, notamment celles ayant connu auparavant des instances de représentation distinctes, l’expérience de la fusion fût souvent mal vécue par les élus se plaignant de la difficulté de traiter l’ensemble des problématiques assumées jusque là distinctement par les DP, CE et CHSCT  et de la dégradation du dialogue social en résultant. Ce risque « d’embouteillage » sera évidemment aggravé avec la mise en place du CSE dans les grandes entreprises possédant des établissements distincts, si les partenaires sociaux ne prennent pas conscience de la nécessité de délocaliser le traitement de certaines problématiques, notamment celles qui étaient auparavant abordées dans les CHSCT.

A cet égard, on nous fera observer que les nouvelles dispositions légales permettent d’instituer des commissions santé sécurité et des conditions de travail (CSSCT) et des représentants de proximité (RP) et de déléguer à leurs membres des pouvoirs et des moyens d’action afin de conjurer ce risque. Toutefois, les CSSCT et les RP ne sont pas des succédanés des CHSCT et des DP : ils ne disposent pas de leurs attributions consultatives et de leurs moyens d’expertise. La loi l’interdit expressément pour les CSSCT (article L. 2315-38 du code du travail). Et concernant les représentants de proximité, si ceux-ci peuvent, dans la mesure où l’accord relatif au CSE le prévoit, se substituer aux anciens délégués du personnel dans leur mission, ils ne disposeront pas non plus des attributions consultatives des CSE.

Nous avons ici l’illustration du risque majeur de la centralisation des instances et le « saupoudrage » de représentants de proximité – souvent lié, il faut bien le reconnaître – à la volonté de « recaser » les élus qui ne retrouvent pas de mandat dans la nouvelle structuration  n’inversera pas cette tendance. L’existence de ces nouvelles instances n’évitera donc pas le risque d’engorgement. Au demeurant, elle pourrait même l’amplifier par leur activisme, en remontant un flot d’informations difficile à absorber par leur CSE.

Multiplier les CSE d’établissement recentrés sur les conditions de travail et l’emploi

Contrairement à ce qui était prévu auparavant par le droit des comités d’entreprise, les CSE d’établissement n’ont plus, sauf accord contraire, à être consultés chaque année sur la situation économique et financière de l’établissement. Les nouvelles dispositions légales (plus précisément, les nouvelles dispositions supplétives qui s’appliquent à défaut d’accord) recentrent leurs compétences consultatives sur la politique sociale, les conditions de travail et l’emploi de leur établissement (en ce sens, article L. 2312-22 du code du travail).

Les CSE d’établissement ne sont donc pas, sauf accord contraire, les comités d’établissement d’avant les ordonnances Macron /Pénicaud. Affirmons même que leur champ d’action se rapproche plus (en plus large) de celui des anciens CHSCT.

Dans les négociations des accords CSE, il serait donc essentiel de faire de ces CSE le lieu d’examen de la politique sociale, de l’emploi et des conditions de travail, ce qui suppose une proximité de l’instance et non un travail via une instance éloignée de la vie réelle des établissements.

Une nouvelle conception juridique de la notion de l’établissement distinct constituant le périmètre d’élection des CSE d’établissement, devrait en ce sens tenir compte du recentrage légal des attributions consultatives de ces CSE. L’appréciation de l’étendue des pouvoirs du chef d’établissement qui reste le principal critère de détermination des établissements distincts, devrait notamment ne plus comprendre la conduite budgétaire et financière de l’établissement, comme l’exigeait la jurisprudence administrative avant les ordonnances Macron/Pénicaud.

Rien n’interdit d’opérer un changement de logiciel, si ce n’est la force de l’habitude et la difficulté intellectuelle à accepter la nécessité d’envisager un autre schéma de pensée. Rappelons que les nouvelles dispositions légales considèrent à ce propos, « qu’en l’absence d’accord conclu (…), l’employeur fixe le nombre et le périmètre des établissements distincts, compte tenu de l’autonomie de gestion du responsable d’établissement, notamment en matière de gestion du personnel »».

Considérant que le responsable d’établissement doit être en capacité, de consulter le CSE d’établissement, autrement dit être un interlocuteur en mesure de répondre aux questions des élus et éventuellement d’incorporer dans ses décisions leurs remarques ou leurs souhaits, il nous semble que la délégation de pouvoir de ce responsable devrait être principalement appréciée au regard des différents éléments qui doivent être soumis à l’avis des représentants du personnel lors de la consultation annuelle relative à la politique sociale et des conditions de travail et d’emploi de l’établissement.

En d’autres termes, celui-ci devrait, en premier lieu, être un délégataire de pouvoirs en matière de conditions de travail. A ce titre il devrait être responsable de la politique de prévention de l’établissement et ainsi être en mesure de consulter les élus sur le bilan annuel relatif à l’hygiène et la sécurité et le plan annuel de prévention comme devaient l’être les CHSCT avant leur disparition. La tenue du document unique d’évaluation et de prévention de l’établissement devrait logiquement relever de sa responsabilité.

En matière d’emploi, il suffira, nous semble t-il, de démontrer que le chef d’établissement :

  • est responsable de l’organisation et de la mise en œuvre de la politique de formation professionnelle ;
  • qu’il peut définir et modifier les horaires des salariés de l’établissement, et plus généralement aménager le temps de travail des salariés de l’établissement ainsi que planifier leurs congés ;
  • et que même s’il n’est pas décisionnaire en matière d’embauches, de licenciements ou de sanctions disciplinaires, c’est un intervenant incontournable en ces domaines. On ne saurait en effet exiger de ce responsable qu’il soit titulaire du pouvoir de signer un contrat de travail ou de prononcer un licenciement ou une sanction, au risque de subordonner la reconnaissance des établissements distincts au bon vouloir des directions des entreprises, alors qu’en pratique ce sont les responsables d’établissement qui définissent les besoins locaux en matière d’effectif ou de qualification, qui gèrent les absences ou les surcroîts de travail et qui sont à l’initiative des éventuelles sanctions disciplinaires, l’important étant que ce responsable soit en mesure de consulter les élus en ces domaines (2).

Les CSE d’établissement ainsi conçus deviendraient les élus de proximité dont a besoin toute représentation du personnel pour agir et être légitime tant aux yeux des salariés qu’à celui des directions d’entreprise. Or, il faut bien le constater aujourd’hui, à la lecture des accords signés depuis la fin 2017, peu d’entre eux intègre cette nécessité.

Est-il définitivement impossible d’être créatif dans le dialogue social ?

La majorité des accords signés jusqu’à novembre 2018 transpose, sans grande réflexion, une cartographie des établissements qui avait été conçue pour les comités d’établissement, alors que comme constaté plus haut, celle-ci reposait sur un équilibre contrebalancé par les CHSCT et les délégués du personnel.

A l’expérience, nous constatons d’une part, que ce sont souvent les directions régionales des entreprises qui sont tentées de bloquer ce processus de décentralisation des CSE d’établissement mais surtout, qu’il existe un sérieux « blocage culturel » dans les esprits des acteurs du dialogue social et de manière symétrique côté directions et côté organisations syndicales. Alors qu’il faudrait au contraire faire preuve de créativité avec de d’autant que les nouvelles dispositions légales ne l’interdisent pas !

A titre d’exemple, il est ainsi possible d’instituer une instance conventionnelle au niveau des régions – tant nombre d’entreprises à périmètre national ont une structuration régionale – ayant pour objet le suivi et la coordination des pratiques et travaux des CSE d’établissement décentralisés, mais donnant aussi aux directions régionales la possibilité de garder la main sur le dialogue social de leur périmètre d’action. En tant qu’instance de suivi et d’analyse des pratiques locales, celle-ci pourrait être composée des délégués syndicaux d’établissement et des différents secrétaires des CSE de la région, évitant ainsi une élection supplémentaire.

D’autres initiatives et constructions doivent être mises en place et, à l’heure où nous écrivons ces lignes, les « gilets jaunes » nous rappellent que, lorsque les institutions sont trop éloignées de la vie réelle et qu’elles ne prennent plus en charge les questions qui s’y posent, elles « explosent ».

La vie en entreprise n’étant pas à l’écart de la vie des sociétés, il y a un vrai risque que des IRP dans les entreprises trop éloignées – parce que trop centralisées et déconnectées du quotidien – perdent toute crédibilité. Est-ce ce que désirent les acteurs du dialogue social qui négocient et vont négocier le paysage de la représentation du personnel post-1er janvier 2020 ?


(1)  (Sur l’ensemble de ce mouvement, lire La Revue de l’IRES n° 94 – 95, novembre 2018, notamment « Dialogue social sur la stratégie de l’entreprise : éléments de bilan et perspectives », p.133 et s.).

(2) En ce sens, Fabrice Signoretto, « Plaidoyer pour une évolution de la notion d’établissement distinct », RDT mai 2018, p. 352.

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